De plus en plus de salariés occupent un poste qui, selon eux, ne sert à rien. Pas seulement inutile ponctuellement, mais fondamentalement dépourvu de sens, au point de remettre en question leur utilité au sein de l’organisation.
Ce phénomène porte un nom : bullshit job. Popularisé par l’anthropologue David Graeber, ce concept désigne un emploi perçu comme inutile, voire nuisible, par la personne qui l’exerce elle-même.
Contrairement aux métiers dits « difficiles » ou mal rémunérés, les bullshit jobs sont souvent confortables, correctement payés, voire prestigieux sur le papier. Pourtant, derrière la façade, les salariés concernés vivent un mal-être silencieux, parfois profond. En France, près de 3 salariés sur 10 déclarent avoir le sentiment d’exercer un bullshit job. Ce constat soulève des enjeux majeurs : organisationnels, psychologiques, mais aussi sociaux.
- Un bullshit job est un emploi perçu comme inutile, même par la personne qui l’occupe.
- En France, près de 30 % des salariés déclarent ressentir ce vide de sens.
- David Graeber distingue 5 types de bullshit jobs, dont les “cocheurs de cases” et les “petits chefs”.
- Ces postes persistent à cause de la bureaucratie, de l’idéologie du travail et de l’inertie organisationnelle.
- Les conséquences incluent une perte de motivation, un brown-out ou un bore-out silencieux.
- Des solutions existent : audit des postes, simplification des processus, et redéfinition du sens au travail.
Définition d’un bullshit job
Une perception d’inutilité
Selon David Graeber, un bullshit job est :
« Un emploi rémunéré si inutile, superflu ou nuisible que même la personne qui l’occupe ne peut justifier son existence, tout en se sentant obligée de faire semblant que ce n’est pas le cas. »
Cette définition repose sur un critère subjectif fort : la perception qu’a le salarié de la valeur de son travail. Un travail difficile ou mal payé peut avoir une utilité sociale. À l’inverse, un poste très confortable peut être ressenti comme parfaitement inutile.
Différencier bullshit job et métier pénible
- Shit job : emploi dur, mal payé, mais utile (ex. : agent d’entretien, chauffeur-livreur).
- Bullshit job : emploi inutile, souvent bien rémunéré, mais vide de finalité.
Le malaise ne naît donc pas du niveau de rémunération, mais d’un manque total de contribution perçue.
Les 5 formes de bullshit jobs selon Graeber
Graeber a identifié cinq types d’emplois inutiles. Cette typologie permet de comprendre les fonctions vides qui peuvent exister dans différents secteurs.
| Type | Caractéristiques |
|---|---|
| Flunkies (larbins) | Rendent leur supérieur plus important sans rien produire. Ex. : assistant personnel sans mission claire. |
| Goons (agents agressifs) | Font fonctionner une logique concurrentielle. Ex. : lobbyistes, marketeurs offensifs, chargés de communication de crise. |
| Duct tapers (colmateurs) | Résolvent temporairement des problèmes qui devraient être corrigés à la racine. |
| Box tickers (cocheurs de cases) | Produisent des documents ou des rapports pour cocher des cases bureaucratiques sans réelle utilité. |
| Taskmasters (petits chefs) | Superviseurs dont le rôle principal est d’imposer des tâches inutiles ou d’occuper les autres. |
Certains postes peuvent cumuler plusieurs de ces caractéristiques, ou être partiellement inutiles.
Le cas français : bullshit jobs en entreprise et dans le public
Une perception bien ancrée en France
- 29 % des salariés français estiment occuper un poste inutile (Randstad, 2022).
- 18 % selon une autre étude citée par Courrier Cadres.
- Les plus touchés : cadres, fonctions support, secteurs publics et parapublics, mais aussi certaines entreprises du privé bureaucratisées.
Exemples concrets observés
Fonctions support aux finalités floues
Exemple : chargé d’“expérience collaborateur”, chargé de “qualité de vie au travail” sans pouvoir décisionnel ni levier d’action, produisant des supports powerpoint sans audience.
Services de reporting ou de conformité
Produisent des fichiers, des statistiques ou des audits peu ou pas utilisés. Les salariés parlent d’une “production de documents pour être conformes aux process internes”, sans incidence concrète.
Coordination vide dans les grandes structures
Certains chefs de projets ou chargés de mission n’ont aucun livrable clair, et attendent des arbitrages inexistants ou reportés indéfiniment.
Rafistoleurs organisationnels
Des salariés corrigent des bugs récurrents ou pallient des procédures mal pensées, sans que la structure ne cherche à corriger le problème à la source.
Communication cosmétique dans la fonction publique
Certains postes de “communication stratégique” ou “valorisation des actions internes” dans des administrations produisent du contenu sans impact ni lectorat identifié.
Pourquoi ces emplois existent-ils encore ?
La logique bureaucratique
Les grandes structures ont tendance à complexifier leurs organigrammes, à créer des postes pour gérer la complexité… qu’elles ont elles-mêmes générée. Résultat : multiplication de rôles d’interface, de surveillance, de contrôle… sans finalité concrète.
Le pouvoir statutaire
Dans certaines organisations, plus un manager a de subordonnés, plus il est perçu comme important. Ce système pousse à créer artificiellement des équipes, parfois sans mission réelle.
L’idéologie du travail comme valeur morale
Travailler, même inutilement, reste valorisé. Le fait d’occuper un poste permet de justifier socialement sa place. Ne pas travailler reste stigmatisant, ce qui conduit à maintenir des emplois sans fonction.
L’inertie politique et économique
Il est souvent plus coûteux et risqué de supprimer un poste inutile que de le maintenir. Cela permet d’afficher des chiffres d’emploi favorables, sans remettre en cause le système.
Les effets des bullshit jobs sur les individus
Perte de sens et souffrance morale
Le salarié se retrouve à simuler l’activité, à remplir ses journées avec des tâches superficielles, voire à “se créer du travail”. Cela entraîne :
- Perte de confiance en soi
- Impression d’être un imposteur
- Sentiment de gâcher ses compétences
- Isolement professionnel
Brown-out, bore-out et mal-être silencieux
- Brown-out : perte de motivation liée à une absence de sens dans les missions.
- Bore-out : ennui chronique lié à l’inutilité du poste.
Ces phénomènes entraînent une démobilisation progressive, parfois un désengagement total.
Une contradiction entre reconnaissance et inutilité
Certains postes sont valorisés socialement (manager, consultant, etc.) mais n’ont aucun impact perçu. Cette contradiction crée une dissonance cognitive douloureuse.
Les critiques du concept de bullshit job
Des chiffres contestés
Contrairement aux affirmations initiales de Graeber (jusqu’à 50 % de bullshit jobs), les études récentes situent la réalité entre 8 et 20 %, en fonction des pays et des méthodes d’enquête.
Une notion trop subjective ?
L’utilité peut être difficile à évaluer : une tâche jugée inutile par un salarié peut avoir une importance indirecte. De plus, l’absence de retour client ou de feedback peut fausser la perception.
Un angle parfois trop militant
Graeber, militant anticapitaliste, a utilisé ce concept comme une critique globale du travail salarié. Certains y voient un biais idéologique qui réduit la portée analytique de sa théorie.
Quelles solutions pour en sortir ?
Clarifier les rôles et les finalités
Les entreprises doivent interroger la valeur ajoutée de chaque poste, en lien avec les objectifs globaux. Un audit peut aider à identifier les zones d’inefficacité.
Réduire les tâches symboliques
Limiter le reporting inutile, les réunions sans objet, les validations en cascade. L’agilité organisationnelle passe par la suppression des tâches cosmétiques.
Redonner du sens au quotidien
Impliquer les collaborateurs, expliquer le “pourquoi” derrière chaque mission. Valoriser les métiers concrets et socialement utiles. Donner de la visibilité sur l’impact réel du travail.
Repenser le rapport au travail
À plus long terme, certains suggèrent de repenser la place du travail dans la société via :
- Le revenu universel, pour libérer les individus des emplois contraints sans finalité.
- Une réduction du temps de travail généralisée.
- La reconnaissance de l’utilité sociale comme critère central du travail.
Conclusion
Les bullshit jobs ne sont pas une simple exagération intellectuelle. Ils traduisent un désalignement profond entre les structures du travail et les attentes des individus.
Tant que le travail sera conçu comme une fin en soi, indépendamment de son impact réel, ces postes continueront d’exister avec leur lot de souffrances invisibles.
Comprendre, identifier, puis repenser ces emplois vides de sens est essentiel pour retrouver une économie du travail cohérente, humaine et durable.




